Les centres de médecine extrahospitalière doivent être sous l’autorité d’un hôpital afin d’assurer la continuité des soins et éviter la commercialisation de la médecine. Explications avec le Dr Martine Goergen, Directeur général du CHL.
Après 4 mois dans cette fonction de directeur général, quels sont les premiers enseignements que vous tirez? Quels sont les points que vous voudriez améliorer?
Oui, effectivement, j’ai dépassé le milestone des 100 jours dans ma nouvelle fonction. Les tâches sont très vastes et diverses, et c’est ce qui rend la fonction intéressante. Je suis maintenant à la tête de la gestion journalière d’un hôpital avec plus de 2.700 personnes. Un établissement d’une telle envergure est un grand paquebot, et il y a un certain temps de latence entre l’émergence des idées et leur transformation en réalité.
Ma plus grande responsabilité est le bon déroulement au quotidien des activités cliniques, parce que le patient reste toujours au centre de notre intérêt et de nos préoccupations, il est notre raison d’être. À cela s’ajoutent la responsabilité des ressources humaines médico-soignantes, mais aussi administratives, des projets de constructions et la responsabilité du budget. Je me rends compte que ce dernier point est le plus grand challenge. Il faut rester agile par rapport aux évolutions, développements et innovations de la médecine, tout en ayant les contraintes budgétaires d’un établissement public. Un bon exemple est l’informatique: l’ère de la digitalisation ne fait pas halte devant la médecine. Beaucoup de nos jeunes collaborateurs sont étonnés devant les moyens informatiques qui sont mis à leur disposition. On a besoin de la digitalisation, d’un dossier patient informatisé de préférence national, mais ce n’est pas facile d’avoir les subventions nécessaires et le financement des informaticiens qui travaillent dessus. Tous les directeurs d’hôpitaux sont d’accord sur le besoin de moyens adéquats afin d’assurer la transformation digitale.
Le deuxième challenge, ce sont les ressources humaines. Il faut recruter des médecins et des soignant(e)s compétents en fonction du besoin et des activités. Ceci est un challenge national, mais le CHL a en plus la particularité de son statut d’une médecine salariée, ce qui rend la tâche du recrutement plus difficile dans certaines disciplines avec une bonne tarification comme la radiologie, la cardiologie ou l’anesthésie. Ces spécialités ont des tarifs qui donnent une meilleure rémunération dans un environnement libéral. Il faut donc proposer d’autres attraits permettant de se réaliser en tant que professionnel de la santé au CHL, comme peuvent l’être l’enseignement et la recherche. Pour développer ou augmenter des activités, nous sommes aussi contraints par la dotation des soignant(e)s, qui est normée. Si nous voulons, par exemple, augmenter notre activité de bloc opératoire suite à une demande croissante, nous avons besoins de plus de soignants (ATM chirurgicaux) pour faire fonctionner les blocs opératoires jusqu’à 22 heures. Mais les négociations concernant les dotations avec la CNS se font tous les 2 ans sur la base d’une activité réalisée et non prévisionnelle.
Nous avons des projets d’extension, que ce soit sous forme d’antenne, notamment sur Grevenmacher, ou bien des Praxiszentren, afin d’amener la médecine spécialisée plus près du patient. Nous exploitons depuis 2019 4 Praxiszentren à travers le pays, à la grande satisfaction des patients et en collaboration avec les médecins traitants régionaux. À Grevenmacher, nous voulons ouvrir un site avec 3 antennes tel que prévu par la loi hospitalière modifiée de 2018 avec un hôpital de jour non chirurgical, un service d’oncologie et un service de mammographie de dépistage, voire de diagnostic. Comme pour les Praxiszentren, l’idée est de décentraliser la médecine spécialisée afin d’assurer une offre homogène au niveau du pays tout en évitant de rentrer en concurrence avec un autre établissement. C’était toujours notre fil de conduite.
Tout cela occupe bien mes journées, sans oublier la construction du nouveau CHL, l’extension de la Kannerklinik et le projet d’une toute nouvelle Kannerklinik; ce sont des projets de grande envergure et d’une importance majeure pour le pays.
Trouvez-vous que le rôle et l’impact des femmes sont suffisants au CHL?
Je pense que le CHL est un bon exemple. Aussi bien au niveau du comité de direction que de notre commission administrative, les femmes sont bien représentées, et ce sur la base de leurs compétences et non dans un esprit de quotas. Pour les cadres soignants, il y a plus de femmes; par contre, chez les médecins, il y a plus d’hommes qui sont chefs de service. Ceci dit, si l’on regarde le total des employés du CHL, la population féminine représente 75% du personnel, ce qui est assez normal pour le secteur hospitalier.
Récemment, vous avez signé avec le CHdN une convention visant à mutualiser les activités de laboratoire hospitalier. Est-ce un premier pas vers d’autres collaborations?
Je pense que nous sommes dans l’ère de la mutualisation. On ne peut plus assurer tout, tout seul et tout le temps. Même si l’on n’a pas encore les contraintes budgétaires des pays voisins, il faut faire attention aux dépenses car il s’agit de l’argent public… Il s’agit de le gérer de la manière la plus efficiente possible. Et ça ne fait pas de sens non plus d’avoir les mêmes spécificités à deux endroits différents, donc on travaille en complémentarité et on fait les achats en commun en négociant les prix. Le laboratoire est une première étape, mais nous sommes ouverts à d’autres mutualisations. Depuis 2 ans, nous avons une chaîne automatisée de microbiologie. On pourrait faire les analyses de microbiologie pour tout le pays; en tout cas, c’est ce qui a été démontré dans une étude allemande.
Il y a aussi le projet CNAL (Centrale Nationale d’Achat et de Logistique), qui permettra de faire des achats communs pour tout le secteur hospitalier. Il est actuellement finalisé, et le processus législatif est engagé. Il y a des réflexions en cours à propos d’un centre de stérilisation national. Il y a une vraie volonté entre les hôpitaux d’aller vers des mutualisations des services qu’on appelle de support, mais on peut aussi l’envisager au niveau médical. Par exemple, nos chirurgiens viscéraux travaillent en collaboration avec les chirurgiens des HRS pour les interventions sur des tumeurs pancréatiques et du foie. D’autres exemples pourront suivre.
Cet esprit de collaboration est supporté en principe par les directeurs généraux. Nous ne sommes plus dans l’ère du chacun pour soi, nous sommes dans l’entraide. L’épidémie du Covid-19 y a certainement contribué. L’année passée, nous avons aussi connu l’épidémie des bronchiolites où nous pouvions compter sur l’aide des autres hôpitaux. Nous avons pu adresser les enfants qui n’étaient pas dans un état critique à d’autres services pédiatriques. Mais j’ai constaté, pour que ces collaborations fonctionnent sereinement, qu’il faut que le terrain soit demandeur ou au moins qu’il doit en comprendre l’intérêt. Imposer des changements de pratiques résulte bien souvent dans un blocage ou des frustrations. La préparation du terrain est un rôle qui revient au management, et souvent donc au directeur général.
Que pensez-vous du développement de la médecine extrahospitalière?
L'extrahospitalier est un terme très vaste. Moi je l’interprète comme toute médecine qui se fait hors de l’hôpital. Dès lors, c’est la médecine primaire, les médecins spécialistes non agréés dans un hôpital et tout récemment les centres d’investigations, c’est-à-dire les centres radiologiques qu’on voit se déployer. À ne pas confondre avec de la médecine ambulatoire qui se fait dans les établissements.
Il faut certainement renforcer le rôle de la médecine primaire dans notre système de santé. De plus en plus de patients n’ont plus de médecin traitant et s’adressent directement aux urgences en cas de problème. Je pense qu’en dehors de la pénurie des médecins généralistes, cela résulte aussi d’un changement de notre société. Nous avons beaucoup de citoyens étrangers qui ne connaissent pas notre système et ne cherchent pas forcément un médecin traitant. Il faudrait peut-être mieux informer ces gens, et ceci dès leur inscription à la commune? L’accès facile aux urgences hospitalières contribue évidemment à leur engorgement. Une localisation des maisons médicales proche d’un établissement et une bonne communication à ce sujet pourraient, à mon avis, permettre de désengorger les services d’urgence, comme c’est le cas avec la maison médicale pédiatrique. La collaboration médecin généraliste-hôpital doit être améliorée par un accès direct médecin généraliste-médecin spécialiste, par une meilleure communication des résultats, etc. Un dossier informatisé national serait là évidemment un grand avantage.
Les médecins spécialistes non agréés dans un hôpital devraient à mon avis participer à la continuité des soins au niveau national. Les jeunes médecins (et je peux les comprendre) cherchent de plus en plus une certaine qualité de vie et n’ont pas envie d’assumer les contraintes du secteur hospitalier. Mais la pénurie dans certaines spécialités, et je pense à la psychiatrie par exemple, fait que le secteur hospitalier a beaucoup de difficultés à assurer la continuité des soins, les gardes et les astreintes. L’exemple de l’ophtalmologie, c’est-à-dire une première ligne de garde où tout ophtalmologue ayant une autorisation d’exercer doit en principe participer, devrait être généralisé aux autres disciplines critiques. Un autre exemple est la maison médicale en pédiatrie.
Le sujet des centres de radiologie qui veulent se développer en toute indépendance d’un hôpital est pour moi un modèle qui ne cadre pas dans notre système de santé, basé sur le conventionnement. Les hôpitaux sont soumis à une planification stricte concernant les gros équipements, planification qui a certainement été trop stricte dans le passé et qui nous a amené à une situation telle qu’on la connaît aujourd’hui. Ouvrir notre système à des investisseur étrangers avec un but lucratif peut mettre notre système en péril. C’est l’ouverture vers un déconventionnement et une médecine à deux vitesses, voire des médecins mercenaires qui viennent travailler pour un salaire au rabais si leur business model veut fonctionner. Nous avons repris la radiologie du Centre Médical Potaschbierg de Grevenmacher en tant que site hospitalier. C’est un modèle qui fonctionne très bien. Les médecins radiologues ont un contrat avec le CHL et ils participent aux gardes du CHL. Comme c’est marqué dans le code de déontologie: la médecine n’est pas un commerce. Je suis contre cette forme de libéralisation.
La FHL voudrait appliquer le concept de value-based healthcare. L’AMMD est d’accord à la condition que le médecin soit responsable de toute la prise en charge du patient, y compris le choix des infirmiers(ères) et du matériel. Quelle est votre position?
Je trouve que le concept de value-based healthcare (VBHc) est intéressant dans certaines pathologies, notamment les maladies chroniques. Nous avons développé au CHL beaucoup de parcours patient avec des prises en charge multidisciplinaires structurées afin de garantir une prise en charge efficiente au patient. Cette multidisciplinarité est souvent difficile à faire reconnaître dans notre système de rémunération actuel, et le modèle VBHc pourrait être un moyen de faire valoir l’activité de chaque acteur. Il faudra évidemment mesurer la valeur du soin et y inclure l’expérience du patient et le résultat pour lui. Ceci n’est pas toujours facile à objectiver.
Si l’on prend le traitement d’un patient en surpoids comme exemple, qui définit le résultat de l’amaigrissement? Le patient? Les résultats de la littérature scientifique? Et si le patient n’adhère pas au régime prescrit?
Mais je suis un grand défenseur de la standardisation tout court car elle constitue un gain pour les systèmes de santé.
Concernant les propos de l’AMMD, au CHL au moins, le médecin a le contrôle du matériel employé. Et nous travaillons en confiance depuis de longues années en binômes médico-soignants.
Quel sera le rôle du directeur d'un syndicat de médecins dans 10 ans?
Quelle vision a l’intelligence artificielle (IA) de votre métier dans le futur? Et quelle sera votre réaction face à ses prévisions? C’est ce regard croisé que propose chaque mois MedinLux à l’un de ses invités. Dans ce numéro, nous avons demandé à une récente IA générative de décrire, en maximum 4.000 signes, quel sera le rôle d'un directeur d'hôpital dans 10 ans. Découvrez sa réponse avec, en miroir, la réaction du Dr Martine Goergen.
> Retrouvez ici le face-à-face dans son intégralité.